
Catalogue bilingue (Français-Anglais) | Texte de Bernard Noël
EXTRAIT
Et si les images aujourd’hui n’étaient plus des images mais la réalité, celle-ci n’aurait plus désormais d’autre rôle que de leur servir de support, comme la toile sert de support à la peinture et, sous elle, se laisse oublier. Ainsi, tout comme on ne voit pas la toile quand on regarde la peinture, on ne voit pas davantage la réalité depuis que la recouvrent les divers produits de ces appareils qui, à force de perfectionner et de banaliser la prise de vue, font que leurs artifices sont plus présents que leurs sujets. La réalité n’est-elle pas d’ailleurs encombrante dès qu’elle tente de revenir au premier plan ? Il suffit d’observer le comportement général pour constater que la majorité de nos contemporains interposent à tout propos leur portable entre leurs oreilles, leurs yeux et le monde. Chacun d’eux photographie tout et n’importe quoi à commencer par les visages qui ne sont déjà plus qu’un souvenir dans l’instant même de leur rencontre. Il est vrai que l’image se conserve plus facilement que la chair, de telle sorte qu’elle est préférable à tout ce qu’elle représente, et qui est l’universel.
A-t-on remarqué que, dans ce choix, c’est toujours la frontalité qui l’emporte si bien qu’elle nous habitue à ne considérer que la face. L’attrait de la face nous dissimule que les images sont plates et qu’elles ne doivent leur pouvoir d’évocation qu’à des contours chargés d’assurer la ressemblance. Très vite et par conséquent, nous confondons la ressemblance et la réalité. L’acte de reconnaître fut d’abord une réflexion qui déclenchait la pensée : il se contente à présent de déposer un nom, c’est-à-dire une étiquette qui légende l’image et la replie sur elle-même en la confirmant. Peu à peu, l’image est devenue son propre sens tandis que son insertion dans un flux médiatique continu lui permettait d’occuper tout le regard et, par lui, l’espace intérieur réduit à sa platitude. Résister à cette occupation, puis la combattre est maintenant la fonction de l’image faite à la main contre l’image faite à la machine.
Le Pop Art, fut-il critique ou complice à l’égard de la domination des images ? La distance historique ne lève pas l’ambiguïté d’une position qui célèbre et démonte également. La Figuration narrative fut plus clairement critique, sans doute à cause de l’engagement politique de certains de ses membres, mais le temps ayant passé, elle incarne surtout la rupture avec l’abstraction et l’École de Paris. Ce fut le point de rencontre et de départ de quelques grands peintres : l’importance de leur œuvre individuelle fait oublier ce qu’ils eurent en commun vers la fin des années cinquante et le début de la décennie suivante. Reste qu’apparaît alors le plus grand brasseur d’images que la peinture ait jamais connu, quelqu’un qui est à soi-même son propre et perpétuel manifeste tant son énergie ne cesse de relancer sa fureur créatrice, et cela sans discontinuer depuis plus d’un demi-siècle : Erró est le nom de ce phénomène.Bernard Noël
Changer la vue… (extrait), préface du catalogue publié à l’occasion de l’exposition.